Parapente


Des fleurs mauves et jaunes marient leurs couleurs. Dans l’épaisse prairie de la montagne, des couples de papillons dansent en de prodigieuses cabrioles. Leurs ailes d’or se détachent sur l’écrin sombre des sapins. C’est aujourd’hui mon anniversaire. Soixante ans déjà !

Je vais m’envoler en solo. Je déplie une grande aile de parapente et m’y attache avec un harnais solide. Je cours, freiné par la résistance de la toile. La voile se dresse comme un éventail géant. Elle hésite, se plie, claque au vent. Quelques enjambées de coureur forcené, j’ai atteint le point de non-retour. Je pédale à moitié sur le sol, à moitié dans le vide, me voilà soudain léger comme un oiseau planeur !

Baigura

L’air qui me porte est délicieusement calme, rassurant. Je me cale dans ma balançoire, croisant les jambes pour me donner une contenance.

J’ai peur que mon coeur cesse de battre tant l’émotion est grande. Je le calme en chantant : « Que Tes œuvres sont belles ! » C’est vrai que mon sentiment dominant est celui de l’envoutement. Je tente d’apprivoiser l’extase.

Dieu, Créateur des choses visibles et invisibles,

Béni es-Tu pour les crêtes neigeuses qui dessinent un cirque de dentelles blanches sur l’horizon.

Béni es-Tu pour ces sapins dont il me semblait frôler les cimes tout à l’heure

et qui forment maintenant un grand tapis de fourrure loin sous mes pieds

Béni es-Tu pour cette perfection du silence !

Béni es-Tu pour la fragile musique du vent sur les cordes de cette harpe immense que je tiens sur les épaules.

Béni es-Tu pour cette rivière qui serpente cinq cents mètres plus bas, lumineuse dans le soleil comme de l’or en fusion…

Le Dieu en Qui je crois n’est pas « quelque chose au-dessus de nous ». Il est là concret, vibrant, vivant dans ce bleu très pur qui m’environne. Il est là dans les ondulations des prairies, dans ces meules de foin, ces arbres, ces maisons posées comme des jouets d’enfant.

L’Artiste S’est effacé devant Ses œuvres, ne les signant que de beauté. Il nous laisse la liberté de l’applaudir ou de l’oublier ! Dans de tels instants, je suis arraché à tous les doutes. La vie est trop belle et trop intense pour n’être que le résultat hasardeux d’une dérive absurde d’atomes insignifiants.

Quelques minutes plus tard, grisé, le cœur battant, je me pose sur le sol comme un goéland. Je viens de connaître une expérience mystique, une parabole de l’existence, un avant-goût de ce que la Bible nomme la Gloire. On ne peut pas vivre sans fenêtre ouverte sur l’au-delà.

Un rideau nous cache la substance des choses. Un jour, il sera déchiré. Un jour, nous contemplerons le monde dans la transparence. Les limites de l’espace et du temps n’existeront plus.

Que cherchent les jeunes qui se droguent sinon cette sensation que l’on trouve aussi lorsqu’on se balance à vingt ou trente mètres sous l’eau au milieu de milliers de poissons multicolores ?

Fragment d’univers saisi par Hubble

Nous sommes en stage d’éternité. Chaque désir, chaque effluve heureuse dilate notre coeur aux dimensions de la réponse somptueuse prévue par la Tendresse de Dieu.

Le cosmos n’est pas une toile de fond. « En Jésus Christ, tout a été fait » disent les Écritures. La Création a de Qui tenir ! Elle est un sacrement, une trace de l’Infini. Ces parfums qui montent de la terre, ces couleurs, cette lumière, comment faire pour ne pas y reconnaître le goût de Dieu ?

Photo ©Stan Rougier

La terre est enceinte du monde à venir.

L’ordinaire parle à l’extraordinaire.

En filigrane, la beauté de Dieu transparaît,

Éblouissante pour qui l’accepte.

Dieu n’entre pas par effraction.

Photo ©Stan Rougier

Il ne S’impose pas.

Il Se propose.

Stan Rougier, 23 juin 1990.

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