Cela peut vous faire rigoler qu’un homme sans famille vous parle de la famille ? Combien de fois aurais-je entendu l’invective : « On voudrait bien vous y voir, vous les curés ! » Oui, nous aimerions bien nous y voir nous aussi ! Mais le Christ a voulu resserrer nos liens avec des multitudes de famille… C’était peut-être le centuple qu’il avait promis « dès ici-bas » !
« Familles, je vous hais » écrivait André Gide. Il songeait aux contrefaçons, aux simulacres de familles. La colère est-elle autre chose qu’une attente déçue ?
Les jeunes ont des propos acides sur leur famille parfois. Ils en attendent le Paradis, ils restent sur leur faim. Ils ne savent pas encore que le décalage entre rêve et réalité fait partie de la condition humaine… Comme il est important de désirer encore… de n’être pas comblé. Ah ! Cette demande boulimique des jeunes ! « Aimez-moi ou je mords ! »… et parfois : « Aimez-moi ou je meurs ! »
La famille est le premier terreau de cette plante fabuleuse, unique au monde : un être humain, un fils, une fille de Dieu.
photo ©Stan Rougier
Dans son génie créateur, Dieu a associé les humains à la transmission de la vie. Et non seulement la vie, mais l’âme de la vie, sa sève : l’Amour. Le premier amour de Dieu passe d’abord par cet homme et cette femme que sont nos parents. C’est là que nous avons fait provision d’amour comme un chameau prend des forces avant la longue marche dans le désert.
Mieux vaut un gourbi où l’on se parle, où l’on s’écoute, où l’on se réjouit l’un de l’autre qu’un château où l’on s’ignore.
Si l’enfant n’a pas eu la conviction de l’amour de sa mère, il sera incapable de se convaincre de sa possibilité à être aimé et ne possèdera pas ce sens inné de confiance en soi sur lequel s’appuyer. Même si la vie le couronne de succès, il demeurera intensément vulnérable aux échecs, aux rejets, aux désapprobations qui le plongeront dans une profonde dépression (Anthony Stor, L’agressivité nécessaire).
Raconter l’enfance de l’homme et célébrer la famille, c’est tout un. Les enfants abandonnés de Bogota se refont une « famille », une « bande ». L’enfant solitaire meurt.
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Notre enfance, ce sont nos racines. Il n’y a rien dans notre avenir d’homme qui n’ait sa source en cette enfance. Si les vents violents arrachent un arbre parfois, qu’en est-il de la profondeur de ses racines ? Qui saurait dire l’influence souveraine de notre mère, de notre père, et de tous ces frères et sœurs de sang ou de lait avec lesquels nous avons partagé notre enfance ? « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre ? »
C’est dans « l’entre-deux êtres » que passe le courant de la vie. Un homme et une femme qui s’aiment, se sourient, se parlent avec attention et respect, qui volent au secours l’un de l’autre : voilà le suprême cadeau de l’homme à son enfant.
Si Dieu a inventé la famille, c’est parce qu’elle Lui ressemble. Le Dieu des chrétiens n’est pas un solitaire. Il a besoin d’être trois pour être Dieu. Oh, bien sûr, cet amour à sa source nous dépasse. Qui sont-ils ces deux êtres qui s’aimaient avant tous les siècles et dont l’amour prend visage en un Esprit de douceur et de communion ? Depuis si longtemps que l’un d’eux s’est fait l’un de nous et nous le connaissons pas encore !
Le pâle reflet humain de ce Soleil nous éblouit déjà ! Le cœur humain ne peut battre qu’à deux. Les plus belles traces de Dieu en ce monde, ce ne sont pas les milliards de galaxies, ce sont deux visages extasiés près d’un berceau. C’est ce premier regard de nos parents sur nous qui nous a donné envie de vivre. Chez les animaux, la famille est peut-être bien une entreprise provisoire pour assurer la reproduction de l’espèce… Chez les humains, il s’agit d’une aventure mystique.
Où se forment-elles nos premières images de Dieu, sinon là ? « Dieu est Père » dit la Bible. « Dieu est mère » dit-elle aussi. Que pèsent ces deux mots sinon ce que nous avons éprouvé au cours de ces si longues premières années ? Où se forme le sens de l’autre, sinon là ?
Sauver ce « lieu » de toutes les emprises de l’idolâtrie du travail et de la politique, cela aussi fait partie de l’écologie. Entre des êtres ravagés de fatigue et de nervosité calés devant la « télé-biberon » pour éviter de se rencontrer, aucun courant ne passe, aucune vie, aucun bonheur. « L’enfer, c’est les autres ». Bien sûr, quand on ne s’aime pas.
C’est surtout en famille que se forge l’apprentissage de la vie. Comment oublierais-je le spectacle merveilleux de cette ourse polaire poussant et repoussant à la mer son ourson qui semblait trouver l’eau trop froide ? Ni trop d’obstacles, ni trop peu. Le dosage qui convient à l’apprenti. Face aux coups durs, aux échecs, aux désillusions : être là.
Retrouvailles des aumôniens de Savigny des années 69-73 et de leur aumônier
Être témoin qu’il est possible de se dépasser. « Ce qui ne tue pas, rend plus fort. » Le présent est-il au mépris, à l’indifférence, à la haine ? Qu’importe ! L’avenir appartiendra à ceux et celles qui croient à la victoire de l’amour sur la mort de l’âme.
La lumière sera toujours conquise sur les ténèbres, la liberté sur les chaînes. La vie n’est pas un gâteau dont on se partage les parts, c’est un « chaos » qui peut devenir un « chantier ». Ainsi s’apprend la solidarité. Ainsi nos cœurs s’ouvrent-ils à l’Éternité…
La vie terrestre est le stage qui précède le Monde nouveau où la famille humaine sera réconciliée. Chacun s’émerveillera éternellement de la présence de l’autre.
L’enfance est le seuil de ce stage. L’enfant, ce nomade, est porteur d’un message pour ses parents sédentaires. « Nous ne sommes pas faits pour le seul horizon de monde-là… Une nostalgie d’infini nous aimante. Vers quel avenir ? » Puisse la famille ne pas étouffer cette nostalgie ! « L’homme ne vit pas seulement de pain ! »
Le conflit des générations creuse une tranchée dans une maison. C’est une guerre civile. Face à la même tempête, le capitaine, son second et le mousse sont du même bord. Il n’y a pas de coupable à rechercher à qui faire payer les malheurs de ce temps. S’enfermer dans une idéologie exclusive qui aurait la recette du bonheur, c’est l’alibi pour fuir le visage de celui ou celle qui est là, tout près et qui a mal… Au nom de l’Homme à venir, on oublie l’homme présent.
Dans certains coins du « Tiers-monde » où les malheurs sont plus précis et les cerveaux moins fumeux, enfants et parents relèvent les manches et creusent les mêmes puits et les mêmes sillons.
photo ©Stan Rougier
« Nous n’irons pas au but un par un mais par deux.
Nous connaissant par deux nous nous connaîtrons tous.
Nous nous aimerons tous et nos enfants riront
De la légende noire où pleure un solitaire » (Paul Éluard, Le temps déborde, 1946).
Le BUT est le ROYAUME D’AMOUR où le « petit enfant jouera sur le trou du cobra, où le lion broutera au côté du chevreau » (Isaïe 11, 8).
Mais pour se forger un cœur où un tel feu d’amour puisse brûler, nous n’avons rien de plus urgent à faire que de nous entr’aimer. Si c’est en forgeant que l’on devient forgeron, pourquoi ne serait-ce pas en aimant que l’on se préparerait à l’Éternité ?