Tu m’appelais : « Monsieur mon frère ». Nous étions comme les 2 doigts d’une même main.
Nous nous abordions, depuis nos 15 et 16 ans, en reprenant une phrase d’Oreste à Pylade :
« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
ma fortune va prendre une face nouvelle ! » (Andromaque)
Je reçois l’annonce de ta mort comme la foudre qui avait explosé dans notre chambre l’été 1937.
Comme Antonia a été bien inspirée de me presser d’aller te voir à la mi-février ! J’ai rapporté chez moi des photos de ton sourire. J’ai voulu, à cette occasion, tester ta mémoire. Tu te souvenais des noms de tous les chevaux que nous montions ensemble à Clermont-Ferrand. Sans en omettre un seul !
Un des souvenirs qui revenaient souvent était une gifle reçue du préfet de discipline de Massillon. Cette gifle t’avait abîmé le tympan… Tu m’en as parlé encore une fois en février. Tu avais pardonné.
L’histoire d’une autre « gifle » fait encore retentir, quatre-vingts ans plus tard les rires et fous-rires familiaux bien loin à la ronde. Elle rappelle tes paroles naïves et surréalistes d’enfant de huit ans au moment de ta confirmation.
À la suite des autres confirmands, Alain s’avance, recueilli et impatient, vers l’évêque, campé sur son siège de velours, qui dans quelques secondes lui donnera le sacrement de confirmation. Dans le rituel de ce sacrement, l’évêque prononce le prénom du confirmand en latin. Après l’imposition des mains et la prière d’invocation de l’Esprit Saint, l’évêque s’apprête à faire l’onction du Saint-Chrême sur le front d’Alain puis lui appliquer ensuite la « tape » affectueuse sur la joue, redoutée par les enfants confirmands : certains tapent fort, disent-ils. l’évêque commence à prononcer les paroles sacramentelles :
– »Alanus, sois marqué… «
Le prélat n’a pas le temps d’achever « du don de l’Esprit saint, le don de Dieu » qu’Alain le stoppe net en lui rétorquant vivement, interloqué :
– »Non, monseigneur, à la joue ! »
Combien de journées de notre vie avons-nous passé côte à côte, toi et moi ? Trois ou quatre mille, sans compter les nuits ! Avec personne, je n’ai vécu aussi proche. Déjà depuis l’âge de six ans jusqu’à mes vingt ans, presqu’un an sur deux nous avons partagé la même chambre.
Durant les premières années, comme deux petits sapajous, nous montions le long des tuyaux de radiateurs qui allaient au plafond et nous sautions d’en haut sur les lits… sans aucun égard pour Madeleine qui tentait de nous calmer (ni pour la literie). Combien de fois, à 6 ou 7 ans, nous sommes-nous retrouvés dans la même baignoire en hurlant de rire !…
*
Quand ce frère quitte la planète avec un aller simple, deux pensées jaillissent en moi : l’une a un goût de remords : comment avoir pu lui manquer d’attention ? Pourquoi y eut-il des fausses notes ? L’autre pensée se nomme gratitude. Gratitude envers ma mère qui avait déjà pris de gros risques en me mettant au monde et qui défiait à nouveau les mises en garde du médecin en t’attendant.
Mon enfance et ma jeunesse sans toi, je ne peux même pas les imaginer ! Ô, comme j’aimerais voir un film de nos improbables prouesses !
Je regarde avec émotion une grande photo où nous sommes, toi et moi, presque côte à côte, en costume marin. Nous avons sept et huit ans. Nous venons de faire notre Première communion, à Notre-Dame du Port, à Clermont-Ferrand. Dieu nous prenait au sérieux puisqu’Il avait voulu venir résider dans notre cœur… « Prenez garde à ce petit être, il est bien grand, il contient Dieu ! » (V. Hugo)
La vie n’était pas avare d’aventures !… Ayant chipé le vélo d’Amé (grand-mère maternelle), nous avions filé vers le figuier de la côte Saint-Joseph. Rupture de freins, dérapage sur ce qui n’était qu’un chemin sablonneux… Ton arcade sourcilière fut ouverte sur dix centimètres et ma cuisse eut un trou de la taille du poing. Un couple d’amoureux nous ramassa pour nous conduire en stop à la clinique. Nos accidents étaient bénis puisqu’ils nous rapprochaient !…
Ces cavalcades sur les pentes de la Rhune, au milieu des ajoncs fleuris, avec les poneys Shetland de nos amis Trottain… La remontée de la Nivelle en canoë, redescendue le lendemain… Nous étions certains de naviguer sur l’Orénoque !…
Les cabanes que nous faisions dans les bois des Réal del Sarte… Les imitations du char de Ben Hur avec Poum qui nous tirait à l’aide d’une ficelle sur nos patins à roulettes… Les sorties de la rade en voilier… La kermesse où nous étions partis sans un sou, et tu as trouvé sous ton pied une pièce de 5 francs ; misée sur le casier n°4. Un lapin a choisi notre carotte et nous avons ramené triomphalement un camembert à la maison !…
Et ce billet d’un milliard de pengös porté à la banque Nuger. Une semaine d’attente où nous avons échafaudé les plans les plus fantastiques : châteaux, ranch de 30 chevaux, et même un grattoir à l’entrée pour essuyer nos bottes… La banque nous apprend alors que notre fortune n’atteignait pas même un centime !… Adieu châteaux, chevaux, grattoir !…
Comment oublier nos parties de pelote basque avec nos chisteras ? Il fallut stopper à la cinquième partie car les copains de Massillon changeant leur récréation en spectacle perdaient pour eux le bénéfice du sport…
Et les virées à cheval au fin fond de l’Auvergne avec les grands chevaux de l’ami Fourgousse par moins 10°C ?… Degré maximum du bonheur !
Bien sûr, vingt ans de jeunesse ne se racontent pas en deux pages !… Mais il faut bien ajouter notre passion pour le théâtre, dans cette petite troupe, où nous sommes tous devenus rapidement des amis… Tu aurais dû continuer car tu étais extrêmement doué ! Toute ta vie, tu nous as joyeusement régalé avec tes sketches (« Jules Ladevèze à l’opéra », « Hil de pute » et tant d’autres plus hilarants les uns que les autres…) !
Lorsque j’ai publié L’avenir est à la tendresse, tu me faisais la lecture de quelques pages avec la voix de Pierre Fresnay ou de Michel Simon ou de Louis Jouvet…
Nous étions l’un pour l’autre notre meilleur public. Déjà, à l’âge de 12 ans, je te faisais la lecture de je ne sais quel livre d’aventures, comme Michel Strogoff, et je m’ingéniais à enjoliver le texte pour te donner des frissons… Lorsqu’on t’avait envoyé à l’alumnat d’En-Calcat, j’étais bien triste. Avec qui allais-je pouvoir me disputer ?!…
À l’âge de vingt ans, tu m’envoyas une lettre de quatre pages. Tu t’en voulais de n’avoir pas été aussi chaleureux que tu l’aurais voulu. Je fus extrêmement touché de ton humilité et de ton affection. Nos ego s’étaient heurtés parfois pour des broutilles, pour quelques jalousies[1]… Je te répondais que ce sont les pierres qui font chanter le torrent.
La suite de nos existences ne nous a pas rapprochés autant que je l’aurais souhaité. Pourquoi ne t’avoir pas rejoint en Mauritanie ou à Djibouti ou aux îles Sous-le-vent, pour 2 ou 3 semaines ?… Une question de sous, bien sûr, et nos engagements respectifs, surtout. Un jour, lors d’un de tes retours à la ferme, nous avions échangé nos uniformes. Toi : en soutane ; moi : en soldat. La soutane ne t’allait pas si mal !…
*
Les êtres que Dieu nous donne comme compagnons pour quelques années de ce séjour terrestre, Dieu nous les confie. Il nous répète : « Soyez comme votre Père du Ciel qui fait briller Son soleil sur les méchants comme sur les bons et donne Sa pluie aux injustes comme aux justes» En d’autres mots : « Soyez pour eux ce que le soleil et l’eau sont pour les plantes ! »
L’épanouissement de l’autre est en partie notre œuvre. Le corollaire est moins joyeux : ses travers sont en partie aussi notre œuvre… « Pas une feuille ne jaunit sans le consentement de l’arbre tout entier » (Khalil Gibran).
Nous sommes sur terre pour un temps infiniment précieux, infiniment fécond. Nous sommes là pour découvrir le goût de la tendresse humaine…
Nous apprenons à être responsables des autres ; de leur bonheur et de leur vie. La Bible s’ouvre sur une question capitale : « Qu’as-tu fait de ton frère ? »
Les imperfections de l’autre à notre égard sont nos maîtres. Aucun livre n’aurait pu nous enseigner à quel point l’amour est aussi précieux pour l’être humain que le soleil et l’eau le sont pour la plante. Les tourments que nous nous infligeons par maladresse, bêtise ou méchanceté… nous révèlent nos ombres.
Nous testons nos degrés de générosité. « Ne perdez pas votre temps à regarder la paille dans l’œil du prochain ! », répète Jésus. Repérez plutôt la poutre dans votre œil ! » Elle est localisable. Elle se nomme : indifférence ou déficit de miséricorde ou absence de pardon…
Tu me disais parfois : « Plaide ma cause là-haut ! » Je plaide ta cause, s’il est nécessaire, auprès du bon saint Pierre (à qui tu ne songerais pas à rappeler quelques mauvais souvenirs le concernant…) en soutenant que je ne t’ai presque jamais entendu dire du mal de qui que ce soit. C’est une qualité si rare ! J’ai été très souvent émerveillé de t’entendre louer les qualités de nos parents.
J’entends encore au téléphone la voix enthousiaste de papa : « Alain est reçu à son examen de médecine ! » Comme il était fier de toi !
Tu as bien servi les hommes dans le plus beau des métiers : prendre soin, soulager la douleur, guérir, sauver des vies…
J’ai fais une pause de 3 semaines dans mon ministère en mai 1973. Dans une période difficile, c’est à toi que j’ai pensé aussitôt ! Marie-Odile et toi, vous m’avez merveilleusement accueilli. Ces 3 semaines à vos côtés m’ont mis du baume au cœur. Votre affection était le meilleur des remontants.
Toutes les visites faites à Provins furent des moments bénis. La joie de Flore et de Stani faisaient mon bonheur. Un peu plus tard, vous me les avez confiés ainsi que Marie-Hélène, la fille de Marie-Odile, pour les joindre à des camps d’aumônerie. Ils avaient 2 ou 3 ans de moins que les plus jeunes mais tous s’en souviennent encore avec bienveillance.
Lorsqu’un de nos proches s’en va, il se passe un malström dans notre cœur. Une question vient nous tarauder : « Étais-tu pour moi la plus grande merveille du monde ? Ai-je reconnu le trésor considérable que tu représentais ? » La grandeur d’un être humain, c’est sa faculté à s’émerveiller, à admirer, à magnifier ce monde. Dieu seul est parfait.
Et chaque créature ne reflète qu’une facette du diamant divin. Mais l’autre est là pour nous dire : « Aide-moi à faire éclore la merveille que je suis ! Si ma métamorphose était accomplie, je n’aurais plus rien à faire sur cette terre. Que ta patience me soutienne ! »
À chaque retraite, je fais rire de vastes auditoires en racontant des propos que tu m’avais tenus : « Dis donc ! Arrête de dire des conneries au Jour du Seigneur. Il y a une vieille dame que j’essaie de garder en vie depuis plus d’un an et l’autre jour, elle m’a dit : “Votre frère, il a tellement bien parlé de la vie éternelle à la télévision… ça me tarde maintenant !” » Avec l’accent marseillais de ta patiente, cette histoire faisait son effet ! Fou-rire général garanti !
Mais tu vas constater, après un petit stage réglementaire, pour déposer au vestiaire rancœurs et autres parasites, que j’ai été bien en-dessous de la réalité. J’entends le Seigneur te dire : « Tu n’as encore rien vu, Alain ! Toutes les beautés de la terre ne sont rien à côté de celles du Ciel !… »
À DIEU, petit frère ! Mon si cher petit frère !
[1] Pour une relation plus étoffée de nos années de jeunesse, voir : Dieu était là et je ne le savais pas, Pocket. Nous avons tous notre histoire personnelle avec Alain. Ce diamant avait de nombreuses facettes. Nous n’en avons reconnu que quelques-unes.