Madeleine, que nous appelions « Mad » est l’unique fille de la fratrie. On pourrait imaginer qu’elle est, de ce fait, isolée. En réalité, sa personnalité décidée, ferme, organisée, en impose. La fratrie se l’arrache.
Lors des premières années, je me trouve avec elle chez nos grands-parents, à Gélos, près de Pau. Elle est bien plus douée que moi dans l’apprentissage de la bicyclette et n’hésite pas à railler mes maladresses.
Une nuit, elle jubile à me faire peur en me faisant croire à la présence de grosses bêtes au sommet d’une armoire. Très souvent, nous nous retrouvons, couchés sur un tapis, dans le salon où bavardent les grandes personnes et notre jeu consiste à découvrir quels sont les noms des images du dictionnaire, à quoi elles correspondent.
Ayant dérobé les pastilles au bleu de méthylène de notre grand-mère, nous protestons avec force cris de notre innocence. Pas de chance, la réalité nous rattrape et dévoile notre mensonge : le pot de chambre ne saurait mentir. Notre urine présente une singulière couleur bleu de Prusse…
À Clermont-Ferrand, nous allons, Alain, Madeleine et moi dans la même école, le Cours Levé. Un souvenir de cette époque l’emporte sur tout autre : les heures que nous passons, le nez collé sur les vitres gelées à regarder tomber la neige en chantant des complaintes.
Madeleine vient d’avoir 12 ans. Elle fait partie d’une compagnie de guides. Elle m’invite à une fête de Groupe où elle joue dans une saynète. Elle est Cendrillon et chante : « Cendrillon triste et seulette quand ses sœurs s’en vont au bal… » J’imagine qu’elle va se mettre à pleurer mais elle tient parfaitement son rôle et épate mes copains.
Nous partons de temps en temps arpenter les allées du Parc Bargoin. Il y a les ruines d’un vieux château. Nous demeurons là, épaule contre épaule, immobiles et silencieux. Nous savourons la présence l’un de l’autre
Vient le jour où nous quittons l’Auvergne pour habiter, Madeleine et moi, chez notre grand-père, à Saint-Jean de Luz. Nous y avons une ribambelle d’amis, surtout « les filles Legendre ». Madeleine a détecté que Jacqueline ne me laisse pas indifférent. Elle exhibe sa photo en s’écriant dans le salon de la villa qui nous sert d’école, avec un rire de chipie : « Venez voir la petite amie de mon frère ! » Les filles qui m’approchaient n’avaient qu’à bien se tenir ! Qu’on se le dise ! La grande sœur veillait au grain.
Je raconte dans le livre Dieu était là et je ne savais pas, une longue balade à pieds d’une quarantaine de kilomètres dans les montagnes basques, en chantant à tue-tête nos chants scouts favoris ou d’autres plus romantiques que nous entendions souvent à la radio. Nous possédions un répertoire de cantilènes d’autrefois.
Je me souviens de mémorables conflits entre nous : tous deux nous voulions lire Autant en emporte le vent. Au lieu de négocier un partage intelligent des heures de disponibilités, nous nous le dérobions en cachette. Je lisais, sous les couvertures, éclairé avec une lampe de poche. La rage la saisissait lorsqu’elle surprenait le subterfuge et partait en m’arrachant le livre convoité des mains.
À 17 ans, j’emmenais ma sœur au bord d’un des lacs les plus sauvages d’Auvergne, le lac Mont Cynère. Là, nous faisions du thé et nous dormions sous la tente, bercés par le clapotis de l’eau. Moments de pure merveille.
Pourquoi donc mes camarades scouts du clan Powell se pressaient-ils à la maison ? Pour me voir ? Non, c’était pour passer un moment avec la belle jeune fille qu’était ma sœur !… Je n’ai pas mis longtemps à comprendre ce qu’il en était.
Sur le carnet où je note tout ce qui, à mes yeux de 13-16 ans, a beaucoup d’importance, j’écris : « Madeleine va bientôt partir en Angleterre pour aller travailler. Surtout ne pas trop manquer sa présence avant cette séparation. »
Madeleine a vingt ans lorsque, jeune infirmière, elle se fiance à Michel, un étudiant en médecine. Le couple me semble radieux. Soudain, au cours de l’été 1949, ma sœur me rend visite et confie en pleurant : « Stan, le monde tourne à l’envers, je suis la fiancée de Michel et je suis amoureuse de Phillipe. »
J’assiste, effaré, durant une nuit entière, au chagrin de Michel. Michel hurle sa douleur. Il est inconsolable. Madeleine ne sait plus où elle en est. La mère de Philippe l’envoie chez un ponte de ses amis. Elle est soignée dans une des meilleures cliniques de Lyon, avec un traitement de choc et quel choc : DES ÉLECTROCHOCS !!!
Lorsqu’au moment de partir au service militaire, je lui rends visite, je ne la reconnais plus : telle Jeanne d’Arc, elle entend des voix qui la tourmentent. Ce ne sont, en fait, rien d’autre que les annonces de la gare des chemins de fer toute proche… Je suis infiniment triste de voir ma sœur si déboussolée, si perdue… À mon retour, 18 mois plus tard, Madeleine est transformée, radieuse, en pleine forme. Notre mère l’avait soustraite aux « soins » de la clinique et toutes les deux étaient parties pour un long séjour à la montagne. Les randonnées à l’air pur, rire, cueillir des gros bouquets de jonquilles, l’affection et l’attention de notre mère, avaient guéri Madeleine.
Elle épouse quelques mois plus tard son amoureux Philippe. Ils eurent trois enfants merveilleux.
Philippe est tout l’opposé de Michel. C’est un littéraire. Très cultivé, qui aime citer des sentences de Nietzche ou de Sartre. Je suis sous le charme de cet artiste, compositeur de musique concrète et réalisateur de films, qui fait le bonheur de ma sœur.
Plusieurs films ont fait sa réputation ; Paris nous appartient, Le vent des Aurès, Chronique des années de braise (Palme d’or au Festival de Cannes en 1975) comme compositeur de la musique du film, et Des Christs par milliers, un film original sur triple écran, dont il fut le réalisateur et qui fut primé au Festival de Cannes, Quinzaine des réalisateurs, en 1970 et au Festival international du jeune cinéma de Hyères, en 1970. Nous avons, à cette époque-là, de longs échanges sur la religion.