Bariona… La crèche


Extrait de Bariona ou le Fils du tonnerre, de Jean-Paul Sartre (Cinquième tableau, scène 3)

2. La crèche

« La montagne fourmille d’hommes en liesse et le vent porte les échos de leur joie jusqu’aux têtes des cimes…

La Vierge est pâle et elle regarde l’enfant. Ce qu’il faudrait peindre sur son visage, c’est un émerveillement anxieux qui n’a paru qu’une fois sur une figure humaine. Car le Christ est son enfant, la chair de sa chair et le fruit de ses entrailles. Elle l’a porté neuf mois et elle lui donnera le sein et son lait deviendra le sang de Dieu. Et par moments, la tentation est si forte qu’elle oublie qu’il est Dieu. Elle le serre dans ses bras et elle dit : « Mon petit! »

mais à d’autres moments, elle demeure tout interdite et elle pense : Dieu est là – et elle se sent prise d’une horreur religieuse pour ce Dieu muet, pour cet enfant terrifiant. Car toutes les mères sont ainsi arrêtées par moments devant ce fragment rebelle de leur chair qu’est leur enfant et elles se sentent en exil devant cette vie neuve qu’on a fait avec leur vie et qu’habitent des pensées étrangères. Mais aucun enfant n’a été plus cruellement et plus rapidement arraché à sa mère car il est Dieu et il dépasse de tous côtés ce qu’elle peut imaginer…

Mais je pense qu’il y a aussi d’autres moments, rapides et glissants, où elle sent à la fois que le Christ est son fils, son petit à elle, et qu’il est Dieu. Elle le regarde et elle pense : « Ce Dieu est mon enfant. Cette chair divine est ma chair. Il est fait de moi, il a mes yeux, et cette forme de sa bouche, c’est la forme de la mienne. Il me ressemble. Il est Dieu et il me ressemble.

Et aucune femme n’a eu de la sorte son Dieu pour elle seule. Un Dieu tout petit qu’on peut prendre dans ses bras et couvrir de baisers, un Dieu tout chaud qui sourit et qui respire, un Dieu qu’on peut toucher et qui vit. Et c’est dans ces moments-là que je peindrais Marie si j’étais peintre et j’essaierais de rendre l’air de hardiesse tendre et de timidité avec lequel elle avance le doigt pour toucher la douce petite peau de cet enfant-Dieu dont elle sent sur les genoux le poids tiède et qui lui sourit…

Tableau Basilique de la Nativité, à Bethléem

On n’entend plus un bruit mais ce silence n’est pas pareil à celui de nos montagnes, au silence glacé de la raréfaction qui règne dans les corridors de granit. C’est un silence plus dense que celui d’une forêt. Un silence vers le ciel et qui bruisse aux étoiles comme un gros vieux arbre dont le vent berce la chevelure. Se sont-ils mis à genoux? Ah, si je pouvais être parmi eux, invisible car en vérité le spectacle ne doit pas être ordinaire : tous ces hommes durs et sérieux, âpres à la peine et au gain, agenouillés devant un enfant qui vagit.

Ils sont naïfs et heureux dans l’étable tiède, après leur grande course dans le froid. Ils ont joint les mais et ils pensent : quelque chose a commencé. Qu’y a-t-il de plus émouvant pour un coeur d’homme que le commencement d’un monde et la jeunesse aux traits ambigus et le commencement d’un amour, quand tout est encore possible, quand le soleil et présent dans l’air et sur les visages comme une fine poussière sans s’être encore montré, et qu’on pressent dans la fraîcheur aigre du matin les lourdes promesses du jour.

Dans cette étable un matin se lève… des milliers d’années après la Création, se lève dans cette étable, à la clarté d’une chandelle, le premier matin du monde. »

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