Amour, ombres et lumière


Stan Rougier, La Croix, le 01/12/2012

Amour, voilà bien le mot le plus beau, le plus riche de sens et qui englobe la plus grande variété d’émotions et d’attitudes. Il évoque aussi bien ce que Freud appelait « la dépense psychique la plus considérable » que le renoncement à sa réputation ou même à sa propre vie pour sauver l’être aimé.

En ce domaine, nous oscillons en permanence entre des réalités qui ont des significations tellement différentes. Qu’y a-t-il de commun entre l’acte d’un mari jaloux qui justifie le meurtre de sa femme par le cri : « Je l’aimais, vous comprenez ? » et le don de son énergie et de son temps d’une infirmière au chevet d’un grand malade ?

Un poème de Jacques Prévert ne se démode jamais :

« Tu dis que tu aimes les fleurs, tu les coupes.

Tu dis que tu aimes les poissons, tu les manges.

Tu dis que tu aimes les oiseaux, tu les mets en cage.

Lorsque tu me dis “Je t’aime”, j’ai peur. »

Pourquoi tant de paroles sur l’amour qui ne sont jamais suivies d’effet ? Qui mieux que Louis Aragon a su parler de ce sentiment ? Ses poèmes pour Elsa se chantent à travers le monde… Mais qu’en pensait Elsa ? « Il ne faut surtout pas te déranger… Ce que je ne supporte pas, c’est la manière dont tu te tiens sur la défensive… Ma peine te dérange… (1) »

« Que serais-je sans toi ? » ne se chanterait-il donc qu’à sens unique ?

« Ils étaient l’un pour l’autre tout l’univers », dit l’amour-passion. L’amour des amoureux sous sa forme passionnelle est souvent bien éloigné de l’amour de compassion. L’hymne à l’amour de saint Paul dans sa Lettre aux Corinthiens (1 Co 13) va beaucoup plus loin. Il montre combien l’amour est au commencement et au terme de tout : « Si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. »

Les chansons des poètes nous feraient croire que seul l’amour-passion porte avec lui la magie et l’enchantement. Ce n’est pas sûr ! Saul de Tarse en devenant saint Paul a connu tout au long de sa route des fulgurances de joie qui défient toute expérience humaine. L’amour n’est pas un battement de cœur d’adolescent, c’est une question de vie ou de mort.

©Stan Rougier

Angèle de Foligno rapporte que Jésus lui aurait demandé : « Vois-tu en moi autre chose que l’amour ? » De quoi est-il tissé cet amour ? « Soyez parfaits comme votre Père qui fait briller Son soleil sur les méchants comme sur les bons et qui donne Sa pluie aux injustes comme aux justes » (Mt 5, 45). Que font à la plante le soleil et la pluie ? Ils lui permettent d’exister, de se développer, de s’épanouir. « Soyez pour autrui, méchant ou bon, ce que le soleil et la pluie sont aux plantes… » Peut-on être plus clair ? Ni le soleil ni la pluie ne forcent la plante à contrefaire sa nature. Ils la respectent et la magnifient.

Nous mettons le plus grand soin à aider celui ou celle que nous aimons à se réaliser selon ses rêves et à accomplir sa vocation, à concrétiser ses attentes. Il nous fait le plus grand des cadeaux : celui de nous autoriser à contribuer à sa croissance. Tel le Petit Prince qui protège sa rose contre un mouton et des chenilles, nous protégeons l’être aimé contre ses démons, et autres pièges.

©Stan Rougier

Nous libérons sa liberté, comme le soleil et la pluie se mobilisent pour l’éclosion de la graine.

« Ce que j’aime en quelqu’un, c’est de l’ennoblir. C’est de soulever un visage noyé au-dessus de la rivière… (2) » L’amour authentique ne s’adresse pas à la beauté apparente, au charme ou à la notoriété, il s’adresse au mystère d’une personne unique, imprévisible. L’amour-passion ne cesse d’être inquiet à propos de la fragile présence des qualités qui ont pu l’inspirer.

« Comment Dieu pourrait-il m’aimer ? », peut penser le truand du Golgotha au moment même où il entend : « Ce soir tu seras avec moi dans le paradis ! »

photo ©Stan Rougier (La Flatière)

Il y a toujours un risque dans la démarche d’aimer. Il se peut que cette aventure nous oblige à bouger quelques-uns de nos repères. Si le Samaritain n’avait pas aimé de véritable amour un voyageur tabassé entre Jérusalem et Jéricho, il aurait continué tranquillement son voyage. Il n’a pas vu un juif détesté par tous les siens, un ennemi, mais un homme à sauver. Il ne semble pas s’être attardé à peser le pour et le contre… C’est par cette histoire que Jésus répond à la question : « Quel est le prochain que je dois aimer ? »

Aimer, c’est : « Peu importe qui tu es… Peu importe quelle part de ta vie est menacée… Tu souffres et tout en moi se mobilise pour que cette part de ta vie soit sauvée, pour que cesse ton tourment. » C’est ainsi qu’ont aimé Vincent de Paul et Charles de Foucauld, l’abbé Pierre et Sœur Emmanuelle et tant et tant d’autres disciples de Jésus…

Jésus n’a jamais calculé les risques car il n’a jamais cessé d’aimer. Et pour qui risquait-il ainsi son honneur et sa vie ? Des malfamés, des prostituées, des « gens de rien » et même des escrocs…

L’amour, pour Jésus, est un certain regard sur l’être humain en qui il reconnaît la trace de son Père. Si nous voulons savoir ce que signifie le verbe « aimer »,

Jeudi Saint dans une prison de jeunes délinquants

interrogeons tous ceux qu’il a rencontrés sur son chemin, ces exclus de toutes les exclusions, ces blessés de toutes les blessures, ces affamés de toutes les faims.

Combien de ceux et celles auxquels il a tendu la main auraient pu dire : « Jamais homme n’a aimé comme cet homme ! »

(1) Le Monde, Hors-série « Louis Aragon », novembre 2012, p. 7. (2) A. de Saint Exupéry, Lettre à P. Chevrier, in Œuvres complètes, La Pléiade, p. 960.

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