Clotario Blest, une grande âme


Dans les années 80, je sillonne le Chili, sous le joug de dictature de Pinochet. Je souhaite entrer en relation avec des personnes, prêtres ou laïcs, en lutte pour la reconnaissance des droits de l’homme. Un prêtre chilien que j’avais connu en France, Mariano Puga, me conduit auprès de l’un de ses grands amis, fervent syndicaliste, Clotario Blest.

J’ai passé un moment intense au chevet de cet homme charismatique et d’une détermination peu commune dans son combat contre l’injustice et l’exploitation de l’homme par l’homme. Avec sa Centrale Unique des Travailleurs, le premier grand syndicat d’Amérique latine, cet homme a fait trembler les puissances d’argent, qui l’ont traqué pendant des dizaines d’années.

Clotario est alité dans sa toute petite maison, d’une pauvreté ahurissante qui me bouleverse. Pas une once de confort. Pas même un chauffage correct ! Il tient un chapelet dans une main et me dit avec un sourire émouvant : « Maintenant, j’ai le temps de prier. »

Puis il répète : « Tout par le Christ, tout avec le Christ, tout pour le Christ ! » C’est ma devise.

Les murs de sa chambre sont tapissés de témoignages d’amitié et d’admiration venant des plus grandes personnalités du monde entier : de Charlie Chaplin à l’Abbé Pierre, en passant par Gandhi, Martin Luther King et J.-F. Kennedy…

Il s’achemine paisiblement vers son éternité. Des grandes vagues blanches de ses cheveux et de sa barbe de patriarche émerge un regard de feu.

Les journées sont longues dans la solitude et le dénuement. Clotario est touché par ma visite.

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Il me présente le fil rouge de son combat :

« Ma famille était très pauvre. Ma mère, veuve, nous a élevés seule, mon frère, ma sœur et moi. J’avais sept ans quand mon père est mort. Deux ans plus tard, à l’école primaire, le directeur m’interpella un matin, avant l’entrée en classe, me fit sortir des rangs, et, devant tous les élèves, me demanda pourquoi mes chaussures étaient trouées.

– Parce que je suis pauvre.

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J’ai fait mes études au Petit séminaire de Santiago. Je voulais être prêtre et, après le bac, je suis entré au Grand séminaire. J’en ai été expulsé pour avoir pris la tête d’une manifestation étudiante et j’ai renoncé au sacerdoce.

Peu après ma sortie du séminaire, j’ai rencontré une jeune fille. Nous avons vécu ensemble un très grand amour, sans nous marier. Nous luttions pour la même cause. Puis, nous avons pris la décision de nous séparer mais de ne jamais nous marier avec une autre personne. Que notre grand amour serait notre unique amour. Nous nous sommes fait la promesse de rester célibataires et que toute notre vie serait entièrement donnée aux droits des travailleurs. Et, nous avons, l’un comme l’autre, tenu cette promesse.

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J’allais, à cette époque, écouter les conférences du fondateur du mouvement ouvrier chilien, Luis Emilio Recabarren. Nous cherchions à améliorer les conditions sociales, économiques, culturelles des travailleurs. Un père jésuite, Fernando Vives del Solar, m’avait initié, au séminaire, à la doctrine sociale d’une Église à l’écoute du peuple, et à l’écoute des plus pauvres.

J’ai créé ensuite le « groupe Germen » qui s’appuyait sur des principes chrétiens. Nous dénoncions le fait que, à nos yeux, l’Église avait déformé le visage du Christ au point de le rendre opaque aux petites gens. Elle faisait une large place au Dieu qui est roi mais ne disait rien sur l’homme et l’ouvrier qu’était Jésus. Elle avait déformé le Christ, en ne le voyant que comme Dieu et non comme homme et ouvrier, notre frère authentique selon la chair, depuis laquelle Il aime et souhaite et demande d’être aimé et imité. Jésus, pour moi, était du côté des pauvres, des humiliés, des travailleurs spoliés…

En août 1968, nous avons occupé la cathédrale de Santiago : 9 prêtres, 3 religieuses et 200 laïcs, pendant plusieurs heures. Nous demandions que l’Église descende de son piédestal et soit plus près du peuple, de ses préoccupations, de ses souffrances, de ses angoisses, de sa détresse, et plus particulièrement des plus pauvres… Des évêques ont entendu ce cri.

Puis nous avons beaucoup travaillé à réaliser l’unité de tous les petits mouvements. C’était le sens de la création de la Centrale Unique des Travailleurs, en 1953. Je l’ai dirigée jusqu’en 1961.

J’ai été emprisonné vingt-cinq fois. 

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 Quand l’abbé Pierre est venu au Chili, en 1973, il a demandé à tous les frères des groupes Emmaüs du Chili de m’apporter leur soutien, en particulier en prenant soin de mon alimentation et de ma santé !…

La lutte que je mène contre la dictature de Pinochet est non-violente. Comme celles du Mahatma Gandhi et de Martin Luther King. Elle est directement inspirée de l’enseignement de Jésus Christ. 

Ma maison est devenue un refuge pour nombre d’opposants politiques et syndicaux recherchés par Pinochet. Je les ai aidés souvent à trouver asile dans les ambassades. J’ai réactivé le Comité de défense des droits de l’homme.

La paix a été pour moi une préoccupation de tous les instants. Pour résoudre par la voie pacifique les conflits régionaux, entre le Chili et l’Argentine, par exemple, j’ai créé la Ligue pour la Paix. »

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La cassette vidéo du long interview qu’il m’accorda n’est jamais arrivée en France, très probablement subtilisée par les militaires qui surveillaient son activité… Des notes auraient-elles eu plus de chances d’arriver à bon port ? Les garder dans mes bagages n’était pas sans risque non plus !

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Dans les moments de silence, je priais avec cet homme, qui, chapelet en main, n’était plus que prière.

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Gravement malade et ne pouvant plus vivre dans sa maison dépouillée de conditions de vie minimales, c’est dans un couvent de franciscains que cet homme, redouté par les puissants, a demandé refuge, dans la dernière étape de sa vie, luttant contre une maladie qui le rongeait inexorablement. Quelques mois avant sa mort, il est devenu frère tertiaire franciscain. C’est au couvent de la « Recoleta franciscana » de Santiago que Clotario Blest a fini son stage sur notre planète.

« Clotario percevait au fond des cœurs ce qui était pur et aussi ce qui pouvait être purifié, quelles que fussent les croyances ou les idéologies de ceux qu’il rencontrait.
Après le coup d’Etat de Pinochet, il refusa de se raser jusqu’à ce que le tyran soit
mis à la porte. Il allait mourir deux mois après le référendum qui renversa ce gouvernement. Elu président en 1989, Patricio Alwyn vint lui rendre visite dans son couvent. Il avait une très simple requête : « Je vous en prie, Don Clota, priez pour moi ! » » (extrait de « Un homme bon », Jerry Ryan, Choisir, sept 2006)

Béni soit le pays qui a vu naître en son sein des hommes tels que lui !

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À voir aussi sur You Tube une vidéo documentaire, où Clotario Blest est interviewé :https://www.youtube.com/watch?v=7oRMcfkuyRc

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