En 1956, mon grand-père écrivit dans Le Figaro une lettre à une jeune élève de 18 ans qui venait d’être reçue brillamment au Concours général de Lettres.
Il était intrigué par les propos de cette jeune fille qui semblait remettre en question la charité chrétienne. Une correspondance s’en suivit qui ne fut interrompue que par la mort de mon grand-père.
Il l’invita chez lui, à Saint-Jean de Luz où mon frère médecin lui fit visiter la région.
Quelques jours avant de mourir, mon grand-père m’écrivit : « Je te confie ma jeune amie. J’aimerais qu’elle te connaisse car je lui ai beaucoup parlé de toi. »
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Lorsque je fus nommé vicaire à Gif sur Yvette, j’entendis parler d’elle par les jeunes de mon aumônerie : elle était professeur de lettres classiques (français-latin-grec) au lycée d’Orsay.
Un de mes neveux vient de retrouver, au fond d’une malle, dans la maison de mon grand-père, un paquet de lettres de Michèle à mon grand-père.
Ces lettres, je n’en avais pas connaissance. Elles sont superbes. Elles évoquent, dans un style de grande qualité, les sentiments, les pensées, les passions, les choix littéraires d’une jeune fille des années 55-60… J’en ai pour 8 jours de lecture mais cela vaut la peine. C’est si émouvant ! Écoutez ceci :
« J’aimerais vous parler d’une petite île grecque que j’ai visitée. On dirait que le Créateur a voulu réunir, en abrégé, tout ce qu’il a prodigué, séparément, sur le reste de la Terre…
J’admire la philosophie plus que je ne la chéris. Les philosophes parlent un langage si compliqué ! Chacun leur patois… Que n’écrivent-ils en bon français sonnant et trébuchant, avec un peu moins d’abstraction… Il y a un poète qui me plaît infiniment, après Racine et Valéry, c’est Cocteau. Il est à l’opposé de Francis Jammes, votre ami…. »
Aucun des petits-enfants de cet homme n’a su lui donner autant de tendresse, d’estime, de respect ! Bouleversant.
D’autres correspondances ont une couleur plus intime :
« Je passe des heures emplie d’une humeur combattive, belliqueuse. J’en sors aussi épuisée que Jacob avec l’ange pour m’apercevoir que personne ne m’est hostile et que je me forge des ennemis imaginaires. Je suis à moi-même mon plus grand ennemi.
De même pour Dieu, quand, avec une outrecuidance sans bornes, je fais le procès de Dieu, quand je discute au fond de moi pour essayer de savoir si je crois encore ou non en Lui. Je finis toujours par sentir que je mets moi-même des obstacles à ma foi, des obstacles si solides que je ne sais plus comment les retirer. J’enferme l’image de Dieu que je me suis faite entre des barrières bien closes. Puis j’implore : “Seigneur, venez à votre servante car elle ne parvient pas à venir à Vous” et j’ose penser au plus profond : “Mais ne venez pas trop tôt ni trop complètement car je ne suis pas prête pour vous recevoir et je crains fort que Vous n’envahissiez trop ma vie. Superbe encombrement, mais Vous êtes tellement exigeant, il faudra que je sacrifie tant d’habitudes, tant d’à peu-près.”
Il me semble qu’il faut se donner à Dieu tout à fait ou pas du tout. Je suis devant Lui comme l’âne qui refuse de franchir un ruisseau. J’approche et je recule. Tantôt je le boude, tantôt je L’appelle et je n’ose pas Lui demander du secours quand j’ai besoin d’aide après L’avoir délaissé quand je m’en passais sans mal… »
Ou encore :
« Paix, solitude, beauté, il y a des moments où l’on ne demande rien d’autre. Dans le même sens, une amie va faire une retraite d’une semaine dans un couvent, sans doute au Carmel. J’aurais aimé faire la même chose au terme de cette année desséchante et un peu décevante. Je me sens comme un voyageur altéré et j’aspire à la spiritualité comme à une source, la seule source où j’aie désir de boire. Mais mes parents ne veulent pas que je fasse une retraite au couvent. Maman craint que je n’y prenne goût d’y revenir définitivement, se fiant en cela à certains élans de mysticisme.
Il est vrai que parfois je me demande comment on peut, comment on ose vivre dans le monde et faire une si petite place à Dieu et à l’essentiel. Mais j’ai peur que se retirer du monde soit une désertion, à moins que l’on ait l’esprit de prière. Il y a tant à faire en ce monde et en soi.
Mais voilà que je reprends un ton grave. Si je continue, je pourrai finir mes lettres comme celles de la Nouvelle Héloïse, par ces mots : « Ainsi finit le sermon de la prêcheuse »! »