Le scoutisme clermontois a illuminé ma vie


« Quand mon papa me remit à la cheftaine,

Elle me donna un vert chandail de laine… »,

C’est le premier chant louveteau dont je me souvienne.

Avec mes frères Yves et Jean, notre plus grand bonheur était de courir vers le local retrouver les cheftaines Vimale, Lassale, Fabre, Martignat…, près de la place Michel-de-l’Hospital. Comme elles nous aimaient  ces cheftaines ! Sous leur houlette, nous faisions halte à la fin de chaque sortie dans une petite chapelle, à Chamalières.  Une prière, un chant, et nous repartions encore fourbus certes mais tellement heureux de notre randonnée au parc Bargoin ou à Charade, ou sur les hauteurs de Ceyrat !

Durant les camps, nous dormions souvent dans le foin d’une grange. Régulièrement nous criions en chœur « Cheftaines, si vous ne nous embrassez pas, on ne pourra pas dormir ! »

Quatre ans plus tard, j’allais rendre visite à un jeune étudiant en médecine de 24 ans, Henri Faure, pour qu’il m’accueille dans la troupe de la 5e Clermont. J’entrai dans la patrouille des Sangliers, avec leur belle devise : « Fonce ! ». Je crois que jusqu’à présent, âgé de 92 ans, je n’ai jamais cessé de « foncer ». À l’époque, je fonçais dans la pratique d’une quinzaine de sports : boxe et judo, deux matins par semaine, avec Jacques Gandebeuf, ski lors de divers camps au mont Dore et au Lioran, équitation avec Numa, Audacieux, Intrépide, Humanité… les chevaux de la caserne du 95, natation et plongeon lors d’un camp aux bords du Léman, et bien d’autres encore…

La patrouille et la troupe étaient un univers à ma taille. Il régnait là une atmosphère de joie, d’amitié, de contacts étroits avec les splendeurs de la nature. Baden Powell, en lançant le scoutisme à Brownsea, en 1907, avait tout compris des aspirations de la jeunesse !

C’est en décembre 1942 que je fis ma promesse scoute au Monument aux morts de Royat. Comment oublier cet instant fabuleux où on a le sentiment de choisir le plus beau chemin dans la vie, celui du don de soi, de l’ouverture aux autres, de la fidélité à Dieu ?

Grâce aux cheftaines et aux chefs, aux aumôniers (et en particulier Victor Bogros), j’ai découvert en Jésus Christ un Dieu d’amour, de compassion, de tendresse.

Je collectionnais dans un herbier une trentaine de variétés de feuilles d’arbres et de plantes. Je m’initiais à la sculpture et au dessin. Lors d’un camp de patrouille, je fus désigné comme chroniqueur. Dix jours au cours desquels nous dormions chaque soir auprès d’un des lacs d’Auvergne : Aydat, Chambon, La Cassière, Servière, Guéry, Pavin, Chauvet, Montcinère et les autres… Je n’aurais jamais cru que l’on puisse vivre autant d’aventures !… Deux pages suffisaient à peine pour raconter chaque journée et j’illustrais chaque page d’un dessin. Avec Guy Thébaud comme chef de patrouille, nous avons créé un petit journal, Le Marcassin. Le tirage ne dépassait pas 50 exemplaires mais quel bonheur de composer ! Ce fut le début de plus de cinq cents chroniques dans La Croix, Le Monde, Ouest-France, Le Figaro, Panorama

Tous les talents pour se débrouiller dans l’existence pouvaient naître et se développer. Je n’en finirai pas de m’émerveiller de la passion, de l’enthousiasme et de la ferveur qui nous furent inculqués. Les chefs nous demandaient parfois de dépasser nos limites. Nous les aimions, alors c’était une joie ! Nos sorties scoutes nous amenaient souvent à marcher jusqu’à quarante kilomètres au cours d’un week-end. En hiver, il nous arrivait de franchir en culottes courtes de grands espaces en neige profonde, quelquefois la nuit, à la clarté de la lune. C’était sublime ! Inoubliable.

Les chefs et les aumôniers étaient d’une qualité humaine impressionnante. Henri Faure, Jean Faye, Jean Diss… Victor Bogros, Georges Fournet, Surirey de Saint-Rémy… Les chants que nous faisions résonner au long des routes gravaient en nous des valeurs qui n’ont pas cessé d’illuminer ma vie. « Sur la route d’amitié », « La main dans la main », « Aux premiers feux du soleil », « Vierge des chemins de France »…

« Pour chasser les vieilles habitudes,

il faut des mots hardis… »

J’ai eu dans ma vie d’aumônier de lycée et de diverses unités scoutes à animer cinq à dix camps de jeunes par an. Je me suis toujours inspiré de ces moments incroyables vécus en Auvergne entre 1937 et 1950 ! Jamais je n’aurai assez de gratitude pour ceux et celles qui nous donnèrent leur temps, leur foi en Dieu et en la vie, leur estime et leur affection.

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Voici d’un peu plus près, comment mon amitié avec Jacques Gandebeuf a pris couleur et saveur d’aventure et de poésie :

J’étais en train d’adhérer au clan d’Assas[1], à Clermont-Ferrand, lorsque je croise dans les escaliers de notre aumônier, deux chefs routiers du clan « Baden Powell » (BP, on prononçait BI Pi). Ce n’était pas le même style. Assas, c’était très classique. BP, c’était la poésie, la guitare, l’engagement social et politique, un brin de fantaisie… En optant finalement pour les BP, sans le savoir, je suis en train d’orienter ma vie. Le scoutisme sculpte, à sa façon, ma destinée.

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Jacques est le chef du clan BP. Il me propose de lui servir de partenaire de judo et de boxe. Nous nous retrouvons deux fois par semaine, à 6h30 du matin, à l’ASM (l’Association sportive montferrandaise) pour des joutes amicales. Jacques est un excellent professeur. Il me répète à tout va : « Tu es souple comme du verre de lampe ! »

Du 9 au 20 août 1947, je suis embauché pour le Jamboree de la Paix à Moisson (dans une boucle de la Seine, aux abords de Mante), comme interprète de la délégation de Birmanie. U Win Pe, Maun Ba Win et les autres ont beaucoup « élargi l’espace de ma tente ». Le Jamboree nous ouvre des horizons inattendus. Jacques se lie d’amitié avec des routiers anglais de Bolton, dans le Lancashire, qui nous invitent à passer quelques jours chez eux.

Le niveau de spiritualité de ce camp scout en Angleterre plafonne au degré zéro mais qui s’en plaint ? Je trouve quelques respirations de l’âme dans la solitude. Je quitte le groupe et pars sillonner les routes d’Ecosse, du Pays de Galles et de Cornouaille, en auto-stop. Au port de Penzance, à la pointe de la Cornouaille, un bateau de pêche français m’offre de continuer l’aventure jusqu’à Saint-Nazaire.

*

Ce fut Jacques Gandebeuf qui m’invita à passer mes week-ends au Centre d’accueil et d’observation de l’Oclède, à Royat. La violence des délinquants trouve un dérivatif dans les matches de foot et les grandes marches que nous organisons à travers l’Auvergne. Autour des feux de camp, leurs talents de mime, de chanteur… trouvent à s’exprimer… Cette responsabilité a transformé ma vie et contribué à l’émergence de ma vocation.

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Jacques m’entraîne souvent dans des réunions d’un mouvement pacifiste « Citoyens du monde ». Son entrain est contagieux : « Il est grand temps d’en appeler à la prise de conscience du monde, au respect d’un idéal, à l’abandon de tous ces mensonges du style : « Si tu veux la paix, prépare la guerre »…

Un jour, Jacques me montre une carte d’Europe, rêveur : « J’aimerais bien aller en Laponie, en stop avec toi ! » L’été suivant, je pars, en stop, pour le Cap Nord. Mais seul, Jacques n’ayant pu se libérer… (fiançailles en vue !…)

Jacques suscite chez moi une grande admiration pour son enthousiasme bouillonnant.

À mon retour d’Afrique, en 1952, je passe chez lui des après-midi entiers à l’écouter chanter en s’accompagnant de sa guitare. Il m’en apprendra les rudiments et le goût. Je chante encore ces chansons qu’il puisait dans les répertoires folkloriques français, américain, anglais et irlandais : « Y avait dix filles dans un pré », «  In Dublin fair city where the girls are so pretty », « I got six pence, jolly, jolly six pence », « I met her in Venezuela », « Oh, what a beautiful city ! »…

Quand je lui fais parvenir mon deuxième livre : Comme une flûte de roseau, il le présente dans Le Républicain lorrain, le journal où il travaille comme Grand reporter et éditorialiste, avec une chronique très chaleureuse. Il m’envoie en retour un de ses ouvrages, au titre improbable : Ah, vous êtes au Républicain lorrain ?, avec cette dédicace :

« À Stani, l’une des rares figures solidifiées qui ait conservé un profil net dans le lointain théâtre d’ombres de mes amitiés de jeunesse… On peut courir le monde sans forcément chercher la même chose… Avec amitiés, Jacques. »

Jacques n’a jamais été un fan de la spiritualité. Même lorsqu’il était notre chef scout. Il a été écœuré par de multiples déviations en tous genres dans ce domaine[4].

Jacques était peut-être agnostique mais il laissait affleurer une sensibilité à vif. Bien des extraits de ses voyages en témoignent :

« On n’est pas gâteux quand on pleure ! Nous faisons seulement partie du « troupeau d’idéalistes rêveurs » dont l’œil devient humide chaque fois qu’ils prennent la souffrance humaine en pleine figure…. D’où vient la bouffée d’émotion qui nous envahit devant la chaleur d’un geste humain, la subtilité d’une chanson, la force d’une musique, la vérité d’un poème ou la perfection d’un tableau ? C’est un mystère… »[2], [3].

Vous pourriez être tentés de penser que j’ai idéalisé mes souvenirs. Il n’en est rien. C’était cent fois plus beau !


[1] Dans le jargon du scoutisme de ces années-là, le « clan » regroupe les scouts de plus de 18 ans, que l’on nomme « routiers ».

[2] Extraits de La passion de la rencontre, ch. Jacques Gandebeuf, éd. Le Relié.

[3] N’hésitez pas à lire ses ouvrages passionnants sur l’histoire de l’Est de la France, sa « patrie » d’adoption : Adrienne Thomas (2014), Planète Moselle (2007), Paroles d’alambic (2004), L’Accent de mon père (2002), La Parole retrouvée (2000).

[4] Voir aussi dans la rubrique « Blog » : « Merci Jacquot ».

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