Pour découvrir qui nous sommes et l’orientation de notre existence, il est capital de s’en référer à nos parents. Génétiquement et par l’influence que nous avons reçue d’eux. Je repense souvent à l’enfant que fut mon père et j’aimerais consoler cet adolescent qui, au lieu de pouvoir gambader dans des prairies en fleurs, fut confronté aux violences de la guerre de 14, à la boue, au froid et à l’angoisse des tranchées. J’aimais l’entendre entonner ce chant mélancolique qu’il reprenait comme une mélopée :
« Quand l’ paysan revient d’ sa vigne
tout mouillé, tout gratouillé,
il n’ trouva plus qu’la tête de son âne
qu’ les rats y avaient mangé…
Ah têt’, pauvr’ têt’, toi qui bramait si bé, si bé !… »
Du front, il fut rapatrié très vite, blessé par un éclat d’obus. Mais plus encore par le spectacle effroyable de la guerre. Il ressemblait sans doute à François d’Assise revenant de la guerre avec Pérouse…
La confrontation avec le mal à l’état brut avait éteint ses rêves…
Il avait deux visages, mon père. Pile et face. L’un d’humour, de plaisanteries, de gags… Il faisait dans son compartiment de train, à l’occasion de ses voyages, des ronds de fumée avec une enveloppe… mais parfois, à la maison, les verres d’eau devenaient des tempêtes : « Ici, tout le monde s’en fout, c’est effarant ! C’est à qui s’en foutra le plus !… » Un désordre dans les casiers à chaussures, une ampoule allumée dans une pièce vide, un mauvais bulletin scolaire… et les cloisons tremblaient !
Mi-Provençal, mi-Alsacien, je pense qu’il était avant tout un rebelle, que la guerre avait profondément blessé, pas seulement dans son corps…
Après sa mort, je me suis précipité sur les lettres conservées dans une malle. L’année de son mariage, il écrivait à ma mère : « Ma pauvre Suzanne, je suis effrayé de ce que l’avenir vous réserve avec moi. » Des lettres qu’il écrivit à ma mère au temps de la mobilisation de 39 me le font apparaître comme un capitaine très soucieux du bien-être de « ses poilus ». Il organise, dans les moments d’accalmie, des matches inter-troupes avec course-en-sac et lâcher de poules qui appartiendront à ceux qui les attrapent.
Il était absent toute la semaine et rapportait le samedi de ses tournées d’inspection d’assurance les nourritures nécessaires à la famille : pommes, noix, jambon, fromages, etc. Notre mère le nommait : « le pélican ».
À chacun de ses retours, je devais montrer mon bulletin de notes scolaires. C’était toujours une avalanche de reproches. Je n’étais qu’un bon à rien… Il menaçait de me mettre en apprentissage chez un charcutier. Je me demandais s’il n’y avait pas là un contre-coup de son chagrin d’avoir dû interrompre ses études à 17 ans pour partir sur le front.
Il avait souvent des réflexions contre le Créateur. Réflexions qui me troublaient : « En voilà un qui aurait mieux fait d’aller se coucher plutôt que de créer le monde. »
Il ne se doutait peut-être pas que son cinquième enfant prenait ce discours très au sérieux et que bientôt le « problème du mal » relancé par Albert Camus et Dostoïevski prendrait à ses yeux une importance redoutable.
Il me semble, avec le recul du temps, que le tempérament de mon père m’a montré l’existence et l’univers sous un jour à double face : Jour et nuit, joie et douleur, extase et révolte, tendresse et violence…
J’étais sans cesse dans la douleur de ne pas capter ou de pas savoir capter de sa part une réelle admiration. Ce ne fut qu’à l’âge de 20 ans, lorsque je sus, par une confidence du général commandant les armées d’Afrique occidentale française, son ami de 14-18, ce qu’il lui avait écrit à mon sujet :
« Vous verrez, c’est un garçon extrêmement généreux. Il peut répondre à toutes vos attentes. »
Je médite souvent sur ce terme de « père » dont nous nous servons plusieurs fois par jour en nous adressant à Dieu. J’ai souvent vu Dieu à travers des lunettes déformantes : « Il était celui qui ne me passerait rien. Il serait d’une exigence sans concession, inflexible… » Mais chacune des lettres de mon père se terminait par le mot « Tendresse ». Dès lors, ce mot prit à mes yeux un pouvoir inégalé.
Juste après la célébration de mon ordination, mon père vient me serrer dans ses bras et me dit avec cet humour bien à lui :
– Alors, maintenant, il va falloir que je t’appelle « Mon père » ?
Puis, il éclata d’un rire joyeux qui disait toute sa fierté et son émotion.