Le temps est une étrange chose… Ce que j’ai vécu il y a 70 ans est plus dense, plus fort, que ce qui s’est passé hier…
Episode 1. J’ai 17 ans. « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans »…
.Je vais bientôt quitter Clermont-Ferrand pour me faire embaucher en fonderie à Paris. Rue de Charonne. Je milite aux « Citoyens du monde ».
Je me gave de Montherlant, de Gide, de Camus, de Giono, de Sartre, de Chateaubriand… « Levez-vous vite orages désirés qui devez emporter René vers les espaces d’une autre vie », d’Aragon, d’Eluard, de Virgil C. Gheorghiu…
Nous sortions du cauchemar nazi.
« Nous étions fait pour être libres
Nous étions faits pour être heureux… »
et nous ne savions pas trop à quoi, à qui, nous raccrocher…
Quelle effervescence !
Quel bouillonnement !…
Clermont et le lycée me semblent un univers trop petit. Je fonce à Paris en stop. Je me fais embaucher à la fonderie de Charonne… Vacarmes à se briser les tympans. Odeurs acides. Un manœuvre algérien de mon âge me parle de Dieu (décidément Celui-là, Il me cherche !… Dieu, je veux dire). J’envoie les dissertes de philo à mon frère demeuré à Clermont. Je lis La 25e heure en une journée, dans une station de métro. Je dors sous les ponts pour découvrir le « monde des clochards ». Une amie, « Muriel Clarmont », compose des chansons et les interprète d’une voix qui ensorcelle :
« Dans tes yeux, j’ai laissé mon âme
Dans ton cœur j’ai laissé le mien… »
Qu’est-elle devenue ? « Où sont les neiges d’antan? »…
Bientôt ce sera l’Afrique, le bruit des bottes et celui des canons de 138,6… Un seul obus peut couler un navire. On nous montre des films où des soldats se battent corps à corps. Ils s’enfoncent les doigts dans les yeux se donnent des coups de pieds dans les « parties »… Voix de fonds : « Jeunes gens, il faudra accepter ceci… » La plupart des recrues nagent dans une grossièreté impressionnante… in-racontable.
Deux lueurs : un futur pasteur qui m’invite à des vadrouilles de jeunes. Un militant communiste qui lit La condition ouvrière de Simone Weil en cherchant 10 mots par pages dans le dictionnaire.
La nuit, j’écris à mon amie Agnès tombée dans le fond d’un puits de désespérance. « L’existence de Dieu est pour moi une question de vie ou de mort » me crie-t-elle. La mort a gagné. Mais Agnès m’a laissé une mission : « Invite les petites filles qui jouent sous le pommier à des jeux qui conviennent à leur âge »… (Dieu écrit droit avec des lignes courbes, Presses de la Renaissance)
À suivre…